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Fanny





Je fais n’importe quoi depuis ce matin, les sourcils de madame Silvani n’arrêtent pas de monter et de descendre quand elle regarde de mon côté, on dirait qu’elle a des tics. Jennifer, l’autre coloriste, l’appelle « le mime Marceau ». Ça fait marrer les filles, elles se marrent en douce, avec l’œil. Moi aussi j’apprends à parler avec les yeux, et en fait, on peut dire des tas de choses sans prononcer une parole.

Je regarde ma montre très discrètement toutes les vingt minutes depuis cinq heures de l’après-midi. Je suis dans un état pas possible. Ça se voit tellement que madame Silvani, à la pause, m’a demandé ce que j’avais à sautiller sur place. Je ne m’étais pas rendu compte que je sautillais. Je regarde ma montre, ça n’avance pas, ça se traîne, il y a encore deux balayages et une déco.

Normalement on arrête à sept heures, sept heures et demie, mais là, dernière minute, cliente VIP à ce qu’il paraît. Elle voulait des mèches, elle a passé un temps fou à choisir la couleur, elle avait trois poils sur la tête, j’avais envie de la gifler. J’étais en train de la finir quand j’ai aperçu Marco dehors, qui regardait à travers la vitrine.

Mon cœur s’est mis à battre très vite, j’ai eu des bourdonnements dans les oreilles. Il m’a regardée, je ne crois pas qu’il ait souri, j’ai fait un geste pour lui montrer la cliente, et dans le mouvement mon pinceau lui a balayé le front, elle avait plein de N° 5 entre les rides, elle a poussé un cri, madame Silvani est accourue, j’étais en train de lui essuyer le front, de toute façon il n’y en avait pas une tonne, juste une traînée, mais la vieille peau piaillait qu’elle allait faire une allergie.

Alors je me suis mise à pleurer, j’ai pas eu à me forcer, c’est venu tout seul. Madame Silvani m’a dit que c’était inqualifiable, que je n’avais pas ma place chez eux. Je n’ai pas vu si elle faisait le mime Marceau, parce que je sanglotais, le nez dans une serviette éponge. Là il s’est passé un truc incroyable, j’ai entendu Marco qui disait, d’une voix très énervée :

— Pourquoi vous lui parlez sur ce ton ? Pourquoi elle pleure ?

J’ai relevé la tête. Il était là, derrière madame Silvani. Elle s’est tournée vers lui, c’est un grand cheval, elle le dépassait d’une tête, elle l’a regardé en levant un sourcil et a dit d’une voix glaciale, le mépris intégral :

— Qui êtes-vous, Monsieur ?

— Son mari, a répondu Marco.

Qu’est-ce que c’était bon à entendre ! Deux mots, mais quel bonheur ils me procuraient ! Je le regardais, dressé devant la mère Silvani et pas impressionné pour un sou. Ça gueulait, surtout Marco, scandale dans le salon, les dernières clientes prenaient des mines outrées, les filles affichaient un air consterné, mais je voyais leurs yeux rigoler.

— Vous n’avez rien à faire ici, Monsieur ! Sortez !

— Non, je sortirai pas, vous n’avez pas à traiter ma femme comme ça !

J’aurais pu intervenir, lui dire de se calmer, mais j’étais tellement heureuse qu’il soit là à me protéger, à me défendre.

Quand j’ai vu que ça tournait vraiment vinaigre, j’ai enlevé ma blouse, et je suis partie chercher mes affaires dans le local du personnel. Même de là, j’entendais Marco gueuler que de toute façon je méritais mieux que ce salon minable, et je suis revenue quand il la traitait de grande vache peroxydée ! Wouah ! J’étais vraiment fière de lui, de la manière dont il se défendait ! Peroxydée, je connais le mot, bien sûr, mais même moi je l’utilise pas. Peroxydée ! J’ai vu madame Silvani devenir violette et ses sourcils ont atteint la racine de ses cheveux. J’ai cru qu’elle allait lui retourner une claque. Marco m’a attrapée par le bras :

— Viens, c’est malsain, ça pue le fric et la connerie ici !

On est sortis du salon dans un silence de mort. Il ne m’a pas lâché le bras pendant tout le trajet jusqu’à la voiture. Je venais de perdre ma place, mais je me sentais bien, sa main sous mon bras. Il a ouvert la portière, il était encore sous le coup de l’engueulade. Il s’est retourné vers moi, a repris son souffle et a dit d’un air emmerdé :

— Je suis désolé… Ça m’a foutu hors de moi, tu comprends ?… Je suis désolé.

J’ai fait un signe de la tête, qui voulait dire « je comprends, d’accord, c’est pas grave » en langage Silvani. En deux mois, on prend des habitudes. Et j’ai éclaté de rire, je riais, j’arrivais pas à m’arrêter, je riais à en avoir mal aux côtes. Au début ça l’a surpris, puis il s’est mis à rire à son tour. Je me suis jetée dans ses bras et il s’est laissé faire, au bout d’un moment il a refermé ses bras sur moi et m’a serrée contre lui. Et là je me suis remise à pleurer.

— Tu m’as manqué, tu m’as manqué, tu m’as manqué.

Je répétais ça le nez collé sur son blouson. Il a relevé ma tête, m’a regardée un moment en silence, puis il m’a dit :

— À moi aussi, tu m’as manqué.